« La tête des porcs contre l'enclos » : très bonne figure libre

Publié le par Fabrice Littamé

La première scène de « La tête des porcs contre l'enclos » est plongée dans la pénombre, dans les ténèbres de la douleur, dans un fœtus où les germes poussent avant l'éclosion de la plante. Seule une main s'est extraite de l'obscur taillis d'une âme embryonnaire déjà en haillons, donc condamnée.

Ce membre esseulé a émergé en évoluant fébrile sous le halo d'un jour nouveau pour lui . De ses doigts qui tremblent, il tâtonne la terre, la martèle, la sonde à la recherche des racines qui l'aideront à se développer dans sa chrysalide, croître puis naître.

Le corps s'est constitué alors que l'espace scénique est complètement illuminé dans un décor dépouillé révélant trois formes étendues sous un drap de lumière, alignées selon une trajectoire en biais devant des panneaux verticaux dans une vision de lignes qui courent à l'horizon et s'entrelacent.

Les bras tendus vers le ciel, un homme au centre se contorsionne dans son aspiration vers le firmament et, comme un frêle papillon sorti de sa nymphe, s'envole avant de chuter lourdement. Il s'effondre puis se redresse sans cesse. Derrière lui, sur sa gauche, en retrait, un individu ébauche stoïquement des traits sur sa grande page immaculée, érigée comme une façade devant le public avant de parachever son œuvre, durant la représentation, sur un écran transformé en un palimpseste parcouru de traces en noir et blanc, vestiges de ses souvenirs.

A sa droite, une femme s'agite sous sa coquille de verre. Elle essaie de s'en échapper comme si, à l'instar du film « Orphée » de Jean Cocteau, elle franchissait le miroir entre la vie et la mort sur la voie tracée par le héros mythologique qui, dans ce long métrage du poète français, avait traversé la tenture de verre pour rechercher Eurydice outre-tombe, sa bien-aimée captive d'Hadès.

LE REFLET DE LA SOCIETE

Les lointains descendants du couple mythique se lancent dans cette infernale aventure amoureuse. Mais, dans ce reflet de notre société, ils sont confrontés au no man's land des temps modernes réglé comme une machine apocalyptique qui tourne dans la ronde d'une journée en cheminant dans le dédale des relations sociales, codifié géographiquement, comme les débris d'un puzzle, de la salle de bain à la chambre, du salon à la cuisine.

Ces damnés sont confinés dans une antre, poudrière qui consume leur flamme initiale qu'ils croyaient inextinguible, un volcan dont la lave engloutit leurs naïves illusions qui sombrent dans des abysses insondables. Ces pantins désarticulés s'agitant sous les soubresauts des règles vivent ainsi d'abord dans la douce harmonie d'une chair encore lacérée de marques anciennes indélébiles, s'imbriquent entre eux , glissent avec fluidité de l'un à l'autre dans d'esthétiques tableaux mouvants.

Une troisième personne se joint au tandem. Mais elle s'immisce dans leur union pour en fomenter la scission et leur entente est ébranlée. Ils s'affrontent alors avec rage dans le chaos des turpitudes et le choc de leur peau nue enflammée par cette valse entre la passion et la répulsion, l'osmose corporelle et le rejet, l'envol de leur aspiration onirique et l'effondrement de leurs rêves sur la réalité d'un sol funeste dont ils tentent sans cesse de se sauver en rebondissant dessus comme sur le tremplin de l'utopie.

Les trois interprètes de cette mascarade de l'espoir témoignent d'une énergie sans borne qui les fait jaillir de la prison où ils auraient pu être cloîtrés. A la fois danseurs et comédiens, avant tout artistes protéiformes, ils se livrent sans retenue.

L’acrobate Lucien Reynes agit comme un caméléon insaisissable qui bondit, se trémousse et se métamorphose sans cesse dans l'exubérance de ses gestes. Tout en interprétant un rôle, le plasticien Vincent Fortemps crée des images sombres ou claires sur sa paroi comme s'il suggérait la duplicité de la nature humaine.

MARINE MANE FEMME-ORCHESTRE

Seul élément féminin dans ce trio, les seins dévoilés comme si le sexe importait peu dans cette sarabande d'archétypes, coiffée à la garçonne avec ses cheveux courts, Marine Mane a non seulement écrit une feutrée confession d'une troublante poésie dans la cacophonie des maux qui tourmentent les personnages et la spirale des mots qui reviennent comme une ritournelle obsessionnelle. Dans le vertige insufflé par le dérèglement de tous les sens et l'abolition des repères, elle signe aussi une mise en scène explosive qui se libère de tout esclavage à une législation artistique en mêlant plusieurs disciplines entre danse, art plastique, musique et le texte poétique fragmenté comme des bribes d'émois, des secousses de l'émotion, des soupirs indicibles ou des cris fiévreux que distille Christophe Ruetsch par sa partition sonore, tour à tour étrange et survoltée, tantôt lunaire dans ses plages planantes de mélodie classique, tantôt solaire sous ses accents torrides de la techno qui ensorcelle les protagonistes et les secoue comme les marionnettes d'un monde chaotique.

En contant, sur la crête d'une écriture aiguë et sensible, l'histoire particulière d'une enfant puis adolescente marquée par la violence d’un père, la poétesse lui a transmis des accents collectifs de la chute à l'ascèse, entre les pièces intimes de la géographie quotidienne, se répétant à l'infini dans l'obsédant refrain des maillons d'un cercle journalier diabolique comme si son inspiration s'enrichissait d'une lancinante incubation « In vitro », nom donné à sa compagnie créée à Reims en 2013.

La comédienne signe un spectacle total ciselé avec une dentelle d'esthète, déroulé dans le chuchotement d'un murmure très personnel à la lueur de sa sensibilité, illuminé par l'astre d'un cœur mis à nu, conduit par un funambule en déséquilibre comme un somnambule sur la corde raide dans les méandres de la mémoire blessée. Sa « Tête des porcs contre l'enclos » fait très bonne figure sous le souffle de la liberté en ouvrant une brèche culturelle par la diversité de ses expressions tournées vers le même idéal de la création sans cesse en éveil.

Publié dans Théâtre

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